Grand Hotel Europa (sic, 2018) est le premier titre traduit en français (par Françoise Antoine) d’Ilja Leonard Pfeijffer (°1968). Cet écrivain néerlandais a beaucoup publié, dans divers genres, et a été souvent primé. Si son livre raconte une histoire d’amour pour une femme, vécue en grande partie à Venise, mêlée à une enquête sur Le Caravage, Grand Hotel Europa est aussi une réflexion sur le tourisme à notre époque, sur l’Europe, avec des pages pamphlétaires.
Place Saint-Marc, le 8 juin 2019 © Miguel Medina (Slate.fr)
Le groom Abdul, « un jeune Noir maigre, vêtu de la nostalgique livrée rouge », est le premier personnage nommé dans cette histoire qui se déroule en alternance au Grand Hotel Europa où réside l’écrivain (ou le narrateur qui porte son nom) et à Venise, la ville où il a vécu avec Clio, historienne de l’art. M. Montebello, le majordome, heureux d’accueillir un nouvel hôte sensible au charme des décors anciens, lui confie son inquiétude quant aux changements que ne manquera pas d’y apporter le nouveau propriétaire chinois, pour attirer davantage de clients. L’écrivain trouve sa suite « parfaite, non parce que c’était une chambre d’hôtel parfaite, mais justement parce qu’elle ne l’était pas. »
« Il n’est de plus belle ville que Venise pour retrouver un être cher qui vous attend. » Ilja s’est occupé de rendre leurs anciens logements à Gênes, Clio d’aménager leur nouvelle demeure. Dans le train, il a mémorisé l’itinéraire pour atteindre la calle nuova Sant’Agnese et en chemin, s’imprègne de l’atmosphère dorée de la ville. Sa bien-aimée l’attend dans une tenue élégante (robe, escarpins et boucles d’oreilles de marques citées par l’auteur, comme il le fera pour ses propres vêtements – placement de marque ?), prête à fêter son arrivée.
Au Grand Hotel Europa, où l’écrivain rédige leur histoire (comme il avait promis de le faire quand elle serait finie), il rencontre d’autres résidents (un grand Grec, une poétesse française, un vieil érudit qui aime discuter de littérature, entre autres) et cherche en vain la chambre où l’ancienne propriétaire, une très vieille dame, vit entourée de livres et d’œuvres d’art ; elle n’a de contacts qu’avec le majordome.
C’est à Gênes (où vit l’auteur) qu’Ilja a rencontré Clio. Elle travaillait, faute de mieux, pour une maison de vente aux enchères et déplorait que son pays soit devenu « une maison de repos pour vieux en phase de décomposition », « un beau jardin ensoleillé », « un pays sans avenir ». Ravie de rencontrer un poète, elle parlait beaucoup. Dès le premier soir chez lui, c’est elle qui a mené la danse et l’a surpris en sortant nue de la salle de bains, « statue de la Renaissance », « Daphné convoitée par Apollon », « Diane surprise au bain », telle une déesse grecque. Quand sa muse accepte un nouvel emploi plus intéressant à Venise, son amoureux décide de déménager pour y vivre avec elle.
Clio est si élégante qu’Ilja se rhabille dans les meilleures boutiques tant il est fier, lui qui a quelques kilos à perdre, de s’afficher « avec une telle splendeur » à ses côtés. L’historienne connaît très bien l’art ancien. Devant ses opinions tranchées et son tempérament « volcanique », l’écrivain apprend à mesurer ses propos. Au Palazzo Bianco de Gênes, où ils étaient allés un jour admirer le célèbre Ecce homo du Caravage, Clio l’avait jugé « trop explicitement dans le style du Caravage pour être un Caravage ».
Ainsi a commencé un jeu qu’ils vont pratiquer ensemble tout du long : rechercher sa dernière œuvre présumée, dont on a perdu la trace, grâce aux indices récoltés par Clio, spécialiste de Caravaggio. Quand Ilja a rendu visite à sa mère, une marquise, dans son palais génois plein d’œuvres d’art dont un authentique Caravage, Clio lui a expliqué avoir grandi « avec la tâche de perpétuer le passé ». Ses études l’y ont encore enlisée davantage. Elle déplore pourtant que « l’Europe se vautre dans la nostalgie ».
Ilja Pfeijffer reprend les cinq critères par lesquels George Steiner a défini « l’idée d’Europe » : l’omniprésence de cafés, la nature domestiquée et accessible, la saturation par sa propre histoire, une civilisation née à Athènes et à Jérusalem, la conscience de son propre déclin. Leitmotiv de Grand Hotel Europa, l’identité européenne est parfaitement illustrée par l’Italie ou par Venise, vidée de ses habitants pour accueillir des vacanciers du monde entier. Pour l’auteur, l’Europe, c’est son passé, livré à l’exploitation commerciale.
Ce récit « brillant », d’une érudition formidable, développe de nombreux thèmes : l’amour des villes anciennes et la critique très documentée du tourisme de masse et d’Airbnb ; la distinction, moins simple qu’il n’y paraît, entre le voyageur et le touriste, entre l’authentique et le faux ; la recherche de la distinction et le mépris des foules ; un dandysme qui frôle le cynisme et la mauvaise foi ; le sentiment amoureux et le rapport de force, avec des scènes de sexe crûment décrites ; l’égoïsme et l’empathie. Et bien sûr, la littérature, le rapport au temps, le charme des rencontres, la passion de l’art. Etonnant, inclassable, tout sauf politiquement correct.